Pourquoi la grande migration des gnous ? ou Eatin' in the rain
Le déterminisme de la migration n'est pas déterminé (sic) avec certitude... Paradoxalement, alors que le phénomène naturel existe vraisemblablement depuis des dizaines, voire des centaines de milliers d'années, la grande migration n'est connue et surtout étudiée que depuis la fin des années 50, notre confrère allemand Bernhard Grzimek a là aussi été un précurseur comme il l'a été pour la préservation du Serengeti.
Salinité des eaux
On a évoqué comme cause de la grande migration l'augmentation de la salinité des eaux dans les différents points d'eau qui pousserait les gnous à chercher des eaux moins salées. On pense aussi que les gnous peuvent sentir les pluies, un peu (en fait beaucoup mieux) comme nous sentons la fumée.
Gestion de la ressource
On pourrait aussi penser que pour éviter l'épuisement de la ressource en herbe, un troupeau d'un million de têtes est forcé de bouger, les graminées ont besoin de temps pour repousser après un broutage consciencieux par des centaines de milliers de mufles. C'est vrai, mais la migration des gnous existait déjà quand le cheptel était bien moindre. L'auteur du livre et le réalisateur du fameux film documentaire "Le Serengeti ne doit pas mourir" oscarisé en 1960, le Docteur vétérinaire Bernhard Grzimek, avait estimé la population de gnous à 100 000 têtes en 1958. Le premier recensement de 1961 avait donné comme nombre de gnous dans le Serengeti un total de 263 362 (admirable précision, surtout si l'on sait que ce nombre est obtenu en divisant le nombre de pattes et de cornes comptées par six). Et la migration était bien établie sur les mêmes parcours qu'actuellement. Depuis, on estime que la population de gnous a largement dépassé le million, grâce à un ensemble de facteurs devenus favorables. Les incendies ont dévasté les zones arbustives et les ont remplacées par de la prairie, les pluies plus abondantes des années 1970 ont favorisé les graminées et donc les herbivores. Et aussi est apparue chez nos amis gnous une immunisation naturelle contre la peste bovine qui, à la fin du XIXe siècle et dans les premières décennies du XXe, les avait durablement décimés (en fait bien pire que ça : ce n'est pas un sur dix qui est décédé, mais seulement moins d’un sur dix qui a survécu). On peut y ajouter à cela la vaccination des troupeaux domestiques qui a réduit le risque de contagion bétail-gnous.
Pluviosité plus forte au Nord en été
Mais l'explication la plus probable est à chercher dans la présence d'eau dans le Nord en saison sèche, avec les rivières permanentes et la pluviosité supérieure et pour la saison humide dans la qualité supérieure de la nourriture des gnous. La base de l'alimentation du gnou est constituée de graminées, dont une des plus appréciées, caractérisée par des épillets barbus, du genre Andropogon et de la famille des Andropogonées, est appelée "herbe à gnou" pour des raisons faciles à deviner ! Les graminées à maturité sont sèches et moins nutritives, elles se chargent en cellulose. Certes la cellulose est digestible pour les ruminants grâce à la flore bactérienne de leur rumen qui la transforme en glucides assimilables. Mais les graminées matures s'appauvrissent en protéines, indispensables à la gestation et à l'allaitement. Les gnous suivent donc les pluies, synonymes de pousse d'herbe jeune, riche en protéines. Les herbes basses des plaines du Sud sont moins ligneuses, plus riches en protéines et repoussent plus vite que les hautes graminées de la savane boisée. Certains chercheurs pensent aussi que les gnous sont à la recherche de minéraux et d'oligo-éléments spécifiques dont ils ont besoin à un moment donné et qui se trouvent à des endroits très différents : cuivre, zinc, sodium à Masai Mara en été en début de gestation puis dans le Serengeti, en novembre-décembre, en fin de gestation donc, calcium, magnésium et potassium. Pour certains, la teneur en phosphore et en calcium, indispensable pour la lactation et la croissance, qui est plus importante dans les plaines du Sud au sol volcanique serait un élément déterminant, enfin il serait plus facile avec la végétation basse du Sud de détecter les prédateurs, ce qui est un atout important en période de mise-bas.
"Feeding facilitation and the grazing succession"
Cette expression est "classique" chez les écologistes anglo-saxons qui étudient la savane et les herbivores, je pourrais la traduire approximativement pas "Facilitation du nourrissage et séquence de broutage".
Les gnous et les zèbres sont faits pour s'entendre, ils ne broutent pas de la même façon ! Les gnous mangent en marchant, ils apprécient les repousses après brûlis. Les zèbres, moins difficiles, et plus performants en "broutage" mangent de tout, méthodiquement. Ils font une sorte de pré-tonte pour les gnous, ils leur permettent d'atteindre les jeunes plantes dégagées et stimulent la production de repousses riches en protéines... Les zèbres consomment sans problème la partie supérieure à maturité, plus ligneuse, plus coriace, les gnous, plus délicats, se régalent de ces jeunes repousses de graminées tendres et riches en protéines. Et ce n'est pas fini, après le passage des gnous, les graminées ont encore une repousse qui convient particulièrement aux habitudes et besoins alimentaires des gazelles de Thomson. Les troupeaux mixtes zèbres gnous sont fréquents pendant la grande migration, mais les gazelles ne sont jamais loin, même si on les remarque moins.
Cette interaction du genre Gillette à trois lames n'est-elle pas presque trop belle pour être vraie ? Brian Shorrocks, l'auteur de The biology of African Savannahs écrit à son sujet : "It's a good story, but is it true?". Une certitude, c'est que le gâteau (de graminées...) n'est pas extensible à l'infini, ainsi le doublement du nombre de gnous au cours des dernières décennies s'est accompagné d'une division par deux du nombre de "Tommies" comme nos amis anglo-saxons aiment appeler affectueusement les Gazelles de Thomson. Mais il est quand même avéré que les susdites gazelles tirent bénéfice pour se nourrir du passage préalable des gnous. Rien n'est simple non plus dans la savane !
gnou broutant l'herbe rase
Ce dont on est sûr, en revanche, c'est que pendant les déplacements en saison sèche les zèbres précèdent les gnous, alors qu'en saison humide, ou une fois arrivés à Mara, ils ont tendance à plus côtoyer les gnous, à se mêler à eux. Cette mixité recherchée par les zèbres leur permettrait de mieux échapper aux prédateurs, que ce soit les tsé-tsé troublées par leurs rayures (je rappelle que c'est la dernière théorie en cours pour expliquer le pyjama "so chic" de nos amis) ou les grands chats qui choisissent la facilité en attaquant préférentiellement les gnous, proies plus faciles que les rayés !
La "tonte" de l'herbe à ras que pratiquent nos tondeuses à gazon sur pattes a également des effets bénéfiques pour l'herbe elle-même ! On sait que le gazon aime les tontes courtes et le passage du rouleau qui éliminent la concurrence et au contraire favorisent sa croissance : les graminées de la savane piétinées et broutées sont donc bien à leur aise avec leurs bons soins annuels prodigués par environ deux millions de convives. La colonisation de la savane par des arbustes, notamment les acacias, en est empêchée, la tonte à ras sélectionne et favorise les espèces de graminées à croissance basse, comme par hasard celles qu'affectionnent nos amis gnous. Les bouses (estimées à 800 tonnes par jour !) fertilisent la savane par leurs apports azotés. Enfin, in fine, les éléments minéraux des squelettes sont rendus à la terre nourricière. La tonte de l'herbe diminue aussi le risque d'incendie, une alternative bio à l'écobuage en quelque sorte ! Les différents acteurs de la grande migration consomment en une journée 4000 tonnes d'herbe, soit près de 1 500 000 tonnes en un an !